J'ai décidé de dire la vérité à ma famille pendant un repas du f'tour pendant le ramadan. Je voulais leur dire ce que je leurs cachais pendant 20 ans: leur fils Hamza était en réalité leur fille Mala. Je pensais qu'ils me donneraient une chance pour m'expliquer, mais le repas festif s'est vite transformé en sombre cérémonie de funérailles. Le silence terrible a été interrompu lorsque mon père a pris une tasse de café chaud et l'a jetée sur moi.
Mon frère m'a frappée et a cassé mes dents, puis a sauté sur la table et m'a roué de coups. Ma mère a commencé à crier, mais c'était comme si elle savait déjà que j'étais sa fille. Elle a essayé de retenir ses coups. Mon père m'a jeté dehors, me disant qu'il n'y avait pas de place pour les pédales dans sa famille.
J'ai parcouru un long chemin depuis ce moment-là, mais pour y parvenir, il fallait lutter contre l'atmosphère socialement conservatrice du Maroc, où je vis.
Lorsque j'avais 15 ans, j'ai rencontré ma première bande d'amis gays et transgenres. J'ai été pris par un profond sentiment de joie et étais enfin capable de m'accepter comme j'étais. Dans une maison, loin de mes copains de classe et même de Dieu, je n'étais plus le seul "déviant" du monde. Je pouvais mettre des vêtements de femmes et danser comme Ruby, cette séduisante chanteuse égyptienne.
C'était le premier endroit où j'ai mis du rouge à lèvres depuis que j'étais une petite fille et que j'étais partie fouiller secrètement dans la boîte de maquillage de ma mère. Je cherchais aussi dans les vêtements qu'elle gardait pour les occasions spéciales et portais les caftans qu'elle mettait à des mariages, je me promenais dans la maison comme une princesse pendant plusieurs minutes avant de remettre les caftans à leur place et me démaquiller la bouche, sachant qu'elle allait revenir dans peu de temps.
Avec mes nouveaux amis, quand la soirée se terminait, nous reprenions notre apparence masculine. Une fois, j'ai commencé à me pavaner comme un mannequin dans une ruelle vide au quartier Maarif à Casablanca, quand bande de jeunes sont apparus. Mon compagnon Ayoub, ou Carol comme elle aimait que je l'appelle, m'a dit: "Jrahime! Ils vont te tabasser si tu n'agis pas comme un mec".
Je n'avais pas compris ce qu'elle disait. C'est alors que je lui ai demandé de m'apprendre la signification de ce mot. "Tu dois apprendre le langage des louaba (queers) pour éviter les problèmes et les agressions. Je m'inquiète de tout ce que pourraient te faire les homophobes, ils n'ont aucune pitié", m'a-t-elle répondu.
Carol m'a présenté à Zbiba, c'est elle qui m'a appris ces mots secrets que je devais connaître pour rester en sécurité. Elle m'a aussi appris à me protéger des homophobes, à mettre un préservatif, et à m'enfuir de chez moi si mon secret venait à être découvert. Elle m'a aussi appris à trouver des partenaires sexuels et à diviser ma personnalité en deux: moi et l'autre.
J'étais devenue plus prudente. Je mettais mon masque d'homme chaque matin pour aller à l'école, dans mon voisinage et à la maison. Mais la nuit, pendant les heures où les seules personnes dans les parcs de Casablanca étaient ceux qui cherchaient de jeunes garçons, je devenais queer. Les parcs étaient des coins cachés où avaient lieu des activités sexuelles et où les relations se développaient.
Notre vie en tant que gays et transgenres tournait autour de quelques minutes de sexe entre les chênes qui bordent les routes de nos villes, dans des maisons abandonnées ou dans les chambres de nos partenaires sexuels, où nous faisions en sorte d'enlever nos chaussures avant de prendre les escaliers, de sorte à ce que personne ne sache que nous étions là.
J'ai lu sur Wikipédia que "l'homosexualité est une préférence romantique et sexuelle pour les personnes du même sexe". A partir de là, j'ai commencé à lire des magazines gays et à me familiariser avec Kif-Kif et Helem, des mouvements marocains et libanais de défense des droits des homosexuels.
C'était différent de ce que m'a appris Zbiba, pour qui le seul moyen de survivre était de mener une double vie. Au lieu de cela, j'ai compris que l'on avait besoin d'activisme pour défendre nos droits. C'était une transformation majeure dans ma vie, et j'ai commencé à transmettre cette vision aux autres queers. Ils se rassemblaient autour de moi avec enthousiasme et je leurs parlais d'amour, de nature et des droits des homosexuels en Europe, en utilisant le terme "mithli" ("gay"), plutôt que "shadh" ("déviant"). Je réalisais que je n'étais pas fait de la même terre que Carol et Zbiba, et j'ai cessé de les fréquenter.
Puis le Printemps arabe est arrivé. Le 20 février 2011, je me suis retrouvé dans la rue, aux côtés de milliers d'autres jeunes Marocains scandant des slogans pour "la liberté, la justice, la dignité, l'égalité!". J'avais l'impression d'être né de nouveau. Lors des réunions avec d'autres militants, je sentais que j'étais parmi des personnes que je n'avais pas besoin de craindre, parce que nous avions crié "finie la peur à partir d'aujourd'hui!" ensemble, devant les bâtiments gouvernementaux.
Progressivement, j'ai commencé à révéler mon orientation sexuelle, et me mettais à écrire nerveusement sur les placards "Non à l'article 489" (cet article du code pénal marocain criminalise les relations sexuelles entre personnes du même sexe, ndlr) et "Ne criminalisez pas l'amour". En mai, j'ai levé le drapeau arc-en-ciel dans une manifestation qui exaspérait les islamistes. Je me suis levé, mon corps frémissait et j'ai crié: "Les droits des homosexuels sont des droits humains, nous devons accepter le fait que beaucoup de gens qui manifestent avec nous sont queers, et ils sont nombreux!"
A cette époque, j'étais trop occupé à penser à la révolution et à la libération. J'ai remarqué que d'autres gays prenaient part aux manifestations, certains que j'ai secrètement vus dans les parcs, d'autres avec qui j'ai même couché. J'étais fier d'eux parce qu'ils se battaient pour le changement et s'engageaient pour un changement politique.
Les livres philosophiques, économiques et politiques étaient devenus ma nourriture quotidienne, je les ai comptés comme des perles de prière. Je me suis plongé dans Marx, Sartre, Simon de Beauvoir, Mahdi Amel, Mehdi Ben Barka, ainsi que plusieurs militants du Moyen-Orient qui avaient été tués pour leurs convictions politiques. Dans "L'histoire de la folie", Michel Foucault disait que les lépreux, les homosexuels et les rebelles ont été progressivement marginalisés par la société et taxés de fous.
Etais-je vraiment ce "gay naturel" que je me suis imaginé être ou est-ce que j'avais construit un mur autour de moi? Etait-ce de mon devoir de plaire à mes camarades, pour les convaincre que je devais avoir le droit de vivre?
Je connaissais Harvey Milk, les Français marxistes qui portaient le slogan "Nous sommes un fléau social, et maintenant nous sommes dans les rues", et les militants de la libération des homosexuels en Catalogne qui avaient tenu leurs premières réunions quand Franco était venu à Tanger. Et ils étaient fiers de ce qu'ils étaient.
Voilà comment j'ai décidé de dire la vérité à ma famille. Et je l'ai fait, avant de me retrouver à dormir sur du carton avec le ciel pour seule couverture. Je commençais ma journée en chantant les chansons de l'envoûtante Fairuz et en lisant un livre de la transgenre Sylvia Rivera que je venais de trouver dans un dépotoir. Rivera avait dit, dans un discours datant de 1937: "En prison, vos frères et soeurs gays m'écrivaient des lettres toutes les semaines et personne ne pouvait rien faire pour eux! J'ai été battue, j'ai perdu mon travail et mon appartement pour libérer les gays, et vous me traitez comme ça?"
Ses mots m'ont donné la force et m'ont fait revenir à la vie. Elle a tout perdu comme moi. La seule différence entre nous c'est qu'elle déambulait dans les rues de New York et moi de Rabat. Elle m'a inspirée et m'a redonné confiance en moi. Et comme j'ai dit, je suis une femme avec une moustache et une barbe.
Six mois après, j'ai mis du rouge à lèvres, je me suis fait les ongles en noir et je suis sortie dans les rues surpeuplées, ne faisant aucun effort pour dissimuler mon vrai moi. Mais cette fois, même si les personnes transgenres ne sont pas acceptées au Maroc, je n'ai pas été battue, ils ne m'ont pas déshabillée ou trainée sur le sol. Ce qui a changé depuis l'époque où je suivais les conseils de Zbiba? Je ne sais pas. Probablement pas la société. Quelque chose en moi avait changé. Dans la foule, une personne queer m'a lancé "Jrahime!" Je me suis tournée vers elle et dit "Plus de jrahime à partir d'aujourd'hui, ma chérie". Je lui ai rappelé que les féministes et les queers qui ont été emprisonnés, l'ont fait pour nous ouvrir le chemin depuis les sombres cellules de prison, jusqu'à la lumière du soleil et de la liberté.
Cet article initialement publié sur le Huffington Post États-Unis a été traduit de l'anglais.
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